Étude des usages de l'archive dans un documentaire : Une jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot

 

Une jeunesse allemande est un film de Jean-Gabriel Périot, sorti en 2015 et qui a été remarqué dans plusieurs festivals de documentaire, notamment le Cinéma du Réel où il a obtenu le prix de la SCAM. C'est le premier long métrage de Jean-Gabriel Périot, qui avait déjà travaillé les archives dans de nombreux courts métrages. C'est un documentaire très ambitieux dont le budget, 800 000 euros, double le budget moyen d'un documentaire de cinéma. Produit par trois pays, la France, l'Allemagne et la Suisse, il est également soutenu par plusieurs chaînes de télévision, et notamment Arte, la RBB et la Radio Télévision Suisse.

Le film traite de la RAF - Rote Armee Fraktion, la fraction armée rouge - aussi connue sous le nom de « Bande à Baader ». Il s'agit d'un groupe de jeunes militants d'extrême gauche qui a mené des actions terroristes en Allemagne dans les années 1970. Jean-Gabriel Périot ne traite pas seulement des actions terroristes, au contraire, il s'attache à montrer ce qu'ils étaient avant leur radicalisation, à savoir des étudiants engagés dans les milieux intellectuels et alternatifs. Son choix de mise en scène est lui aussi radical : il choisit de n'utiliser que des archives, presque sans aucun ajout et sans voix-off. II est difficile de clairement séparer analyse de l'usage des archives et analyse filmique lors de l'étude du film, du fait du montage d'archives qui crée de toute pièce l'esthétique du film.

Ainsi, par son usage des archives, Jean-Gabriel Périot construit un discours filmique, qui dépasse les limites de son film et se veut discours global sur le cinéma. Le film propose tout d'abord un discours construit à partir d'autres discours préexistants ; il présente en suite un rappel incessant de sa matérialité et s'avoue comme un film ; enfin, ce documentaire est largement mis en scène, et il tend parfois vers la fiction.

 

Une Jeunesse Allemande se nourrit de différentes sources. Le film est uniquement composé d'images déjà existantes. Elles proviennent de fictions, de films militants, et d'archives télévisuelles : journaux télévisés et reportages. N'étant pas issues du même contexte de production et de diffusion, elles exposent des points de vues différents et divergents.

De manière générale, les images télévisuelles présentent un discours commun qui est en confrontation avec celui provenant des films des membres de la Fraction Armée Rouge. Le choix de Jean-Gabriel Periot d'intégrer des extraits de courts métrages des jeunes intellectuels de la RAF, permet de comprendre leurs idées et intentions de manière la plus intègre et la plus respectueuse possible. Il s'intéresse moins à leurs actions terroristes qu'à leur parcours, leurs évolutions vers la violence. Les attentats qu'ils commettent sont résumés un par un, en trois minutes dans un reportage télévisuel, die Mai-Offensive de 1972. On nous montre les dégâts matériels provoqués. La voix off indique, de manière assez détachée, la date, le lieu, le nombre de morts et de blessés, ainsi que le nombre de bombes utilisées. Le fait de connaître les membres avant ces faits les humanisent. Les découvrir par leurs actes, aurait abouti à ce que, dès le départ, on les qualifie de « terroristes » ; classification qui débouche naturellement vers une forme de mépris et qui délégitime tout propos.

Le cinéma est vu par ces jeunes comme une manière de militer et de changer le système. Un des étudiants dit qu'« un réalisateur doit utiliser sa caméra pour agir et critiquer ». Ils s'apercevront par la suite que ce n'est pas suffisant, « On ne peut agir sans violence dans une société devenue violente. Les films avec des enfants brûlés n'aident pas à lutter contre la napalm » (Les Incendiaires, Klaus LEMKE, 1969)• Une partie des étudiants communistes de l'École de cinéma et de télévision de Berlin (DFFB) affichent explicitement leurs idées communistes, et leurs revendications contre l'impérialisme américain et la guerre du Vietnam. Elles sont présentes dans leurs films ou à travers des phrases écrites sur les tableaux ou murs de l'école, comme « Durant nos études, devenons des professionnels de la révolution et apprenons notre métier dans la lutte des classes Vincent AMJEL, Esthétique du montage, Paris, Armand Colin, 2010 » Ils finiront par occuper l'école et faire une grève, demandant à la direction de suspendre les cours. Un collectif communiste des étudiants et ouvriers du cinéma est alors créé sous le nom de Rosta Kino.

Holger Meins, alors étudiant à l'Ecole de cinéma de Berlin, fait parti de ce mouvement de révolte. Dans Oskar Langenfeld de 1966, il dénonce l'autorité abusive des patrons sur leurs employés. Il apparaît également dans Johnson & Co et la campagne contre la pauvreté réalisé par Harmut Bitomsky en 1968. Il est question de dénoncer le manque de rénovation des logements insalubres dans les quartiers pauvres. Ulrike Marie Meinhof, rédactrice en chef et éditorialiste du journal de gauche Konkret, fait aussi des reportages qui s'intéressent au peuple. Dans le cadre de l'émission Panorama, elle réalise Les accidents du travail en 1965 sur la violation des règles de sécurité des ouvriers sur les chantiers. Travail et Cadences, réalisé la même année, traite du travail à la chaîne dans les usines. Répétitivité et vitesse sont les mots d'ordre, calqués sur le slogan américain « le temps c'est de l'argent ». Elle réalisera également un téléfilm, Mutinerie, en 1970 qui ne sera jamais diffusé. Elle y filme des jeunes filles vivant en foyer pour cause de délinquance, et tente de les motiver à l'action politique, « celles qui ont échoué socialement sont pour elle des victimes mais aussi les plus capables de se révolter » (voix off d'un reportage sur le film).

De manière générale, les jeunes cinéastes adoptent un point de vue politique qui contredit celui des institutions. Avant de bombarder la maison d'édition Springer située à Hambourg le 19 mai 1972, ils dénoncent déjà ce groupe de presse dans leurs créations cinématographiques. Dans BZ dans les toilettes réalisé en 1967 par Holger Meins, un homme s'essuie le postérieur avec le journal BZ (Berliner Zeitung), appartenant au groupe Axel Springer. La Une du journal est jetée dans la cuvette à côté de son étron. Dans le court métrage Das Abonnement réalisé par Ali Limonadi la même année, des journaux Die Welt du groupe Springer s'entassent sur le sol, et sont mis en parallèle avec l'ingurgitation d'œufs qui semble sans limite par Gudrun Ensslin, qui est aussi l'une des membres de la bande à Baader.

Les court-métrages sont aussi un moyen de former les étudiants à la révolte. Marchons sur la rue de Tegel, a pour mission de rassembler les étudiants devant le tribunal durant le procès de Horst Mahler, avocat membre de la bande à Baader. On nous détaille les étapes de la création d'un cocktail Molotov dans le remake d'après Holger Meins, Comment fabriquer un cocktail Molotov. Un autre film nous apprend à créer un incendie avec l'aide d'une cigarette et d'un paquet d'allumettes. Le feu produit brûle des journaux comme Bild, quotidien dépendant de la maison d'édition Springer.

Des reportages sur les cinéastes nous permettent également de les approcher autrement, et plus uniquement à travers leur œuvres. L'interview de Klaus Lemke sur le tournage des Les incendiaires, laisse présager une radicalisation. II s'interroge sur « le moment où on doit se demander : quand s'arrête la tolérance ? Quand doit-on jeter des pierres? [ ... ] Nombreux sont ceux sur le point de lancer des pierres. Peu importe qu'ils l'aient décidé ou qu'on les ait poussé à le faire, ils ont le droit de le faire ».

Des fragments de réunions sont aussi montrés, les jeunes s'organisent et livrent la manière dont se déroulera une manifestation. Sur l'un des extraits, une voix off télévisuelle les qualifie de membres de « la Kommune de l'horreur », d'« étudiants provocateurs professionnels [venant] de sortir de prison et [faisant] le bilan de leur attentat raté », ou encore de « rebelles gauchistes » dans un reportage sur les étudiants perturbateurs de l'école de cinéma berlinoise. A ce moment, aucun attentat criminel n'a encore été commis. Les adjectifs utilisés par la télévision évolueront vers des appellations plus graves, comme « terroristes » et« idéologues nazis ».

Le changement de représentation de ces jeunes par le média télévisuel, va de pair avec leur radicalisation. Si la première partie du film donne la possibilité à ces jeunes de s'exprimer, la présence très marquée de la télévision étouffe leur discours dans la seconde. De manière formelle par le montage, mais aussi dans les faits. Ulrike Marie Meinhof ne peut pas parler puisqu'elle est forcée de quitter le tribunal durant son procès, après avoir dénoncé la présence de faux témoignages et de constructions policières. Les membres les plus influents de la bande à Baader sont arrêtés. Ils sont coupés des autres prisonniers, et de toute communication extérieure. Puis on apprend leur mort au Journal Télévisé. Les seuls écrits de Meinhof cités à la télévision dans la seconde partie du film sont impitoyables : « Les flics sont des porcs. Un type en uniforme est un porc, ce n'est plus un homme et nous le traitons en conséquence. On ne discute pas avec lui, on ne discute pas avec ces gens-là. Par contre, on peut leur tirer dessus ». Cette phrase la réduit à un monstre, et c'est cette image qui est véhiculée à tous les téléspectateurs de la RFA.

Si Jean-Gabriel Periot s'attache à faire comprendre au spectateur les conceptions politiques et sociétales de cette jeunesse, il juge nécessaire de transmettre leur traitement médiatique. La télévision va d'abord s'intéresser aux révoltes étudiantes. Ulrike Marie Meinhof est invitée pour représenter la voix des étudiants, et expliquer leurs actions dans des émissions de débat telle que Le déclin de l'autorité. Avant de s'investir davantage politiquement, elle est donc reconnue et légitimée par la télévision, représentant à une autre échelle le point de vue du gouvernement de la République Fédérale Allemande. La télévision va ensuite se révéler moins humaine, telle une machine médiatique intransigeante. Dans De meilleurs démocrates ou des anarchistes ?, Ulrike Marie Meinhof dénonce la manipulation de la réalité par le média télévisuel. Elle confronte deux sources filmiques du même événement : la manifestation le 2 juin 1967 pour l'arrivée du Shah d'Iran en RFA. Des étudiants sont descendus dans la rue, ne tolérant pas l'accueil réservé à un chef d'État policier. Le journaliste Roman Brodmann filme les Iraniens qui frappent les manifestants à coup de batte de base-ball, sans que la police n'intervienne. Le second point de vue est celui de la télévision, qui présente les manifestants comme violents alors que les images démentent cette information. Le médium télévisuel installe un climat de peur. L'émission française 24 heures sur la Une, diffusée de 1972 à 1975, choisit pour thème le terrorisme politique international. Celui-ci aurait pris une extension considérable : « Il n'existerait plus aucun endroit sur terre où nous serons à l'abri du terrorisme ». Un court documentaire projeté sur le plateau apporte des données chiffrées. Le pourcentage des actions terroristes sur l'ensemble des manifestations de violence dans le monde aurait largement augmenté depuis 1965. Les hommes politiques s'exprimant à la télévision, parlent de ces « intellectuels de gauche » comme des « meutes de meurtriers aveuglés par la rage », ou encore « des ennemis de notre liberté et de notre démocratie », se dressant contre « les parents, l'Église, l'autorité naturelle, l'école ». Ce discours médiatique est décrédibilisé par notre regard actuel : le passage du temps rend plus perceptible les énormités dîtes. L'un d'entre eux clôt son discours en disant qu'ils aident les descendants d'Hitler. Cette référence au troisième Reich est souvent utilisée. Cette accusation est tellement forte qu'elle rend difficile la défense de l'adversaire. Lors d'un débat télévisuel auquel participe U.M. Meinhof, un invité lui dit que, visiblement, elle n'a pas connu l'Allemagne sous la direction d'Hitler. Cela a pour but de comparer le gouvernement actuel au système nazi, et ainsi décrédibiliser toutes ses revendications. Un autre politicien accuse professeurs, journalistes, hommes politiques de gauche « d'avoir banalisé le danger en essayant de comprendre les contestataires ». L'écrivain allemand Heinrich Böll, confie dans une interview sa crainte d'être assimilé à un terroriste. La télévision serait selon lui responsable de cette image. Elle n'apporterait aucun recul et relativisme aux téléspectateurs, favorisant ainsi l'amalgame entre intellectuel et poseur de bombe. Un « désert intellectuel » risque de se créer si aucune place n'est laissée aux analyses critiques.

 

En réservant un large espace d'expression aux membres de la Fraction Armée Rouge, et en mettant en exergue le manque d'impartialité du point de vue médiatique, Jean-Gabriel Periot assume sa subjectivité dans la mise en scène. C'est aussi avec la confrontation de ces différentes sources que le réalisateur crée un discours, et fait d'Une Jeunesse Allemande un film politique. Notons que Jean-Gabriel Periot est le monteur de ce documentaire.

Le montage et la place des archives font progresser le récit, et lui donnent toute sa substance. Il n'y a aucune image à visée illustrative. Chaque extrait est une entité qui contient un discours. Le fait de placer une image à côté d'une autre crée une nouvelle signification. « Le montage discursif tente de démontrer des relations qui ne vont pas de soi » (Vincent AMJEL, Esthétique du montage, Paris, Armand Colin, 2010). Les affrontements dans le montage est une façon de comprendre et de faire comprendre, comme une sorte d'investigation. Cette forme de collage intellectuel est celui des films soviétiques, comme Le cuirassé Potemkine d'Eisenstein, mais aussi des documentaires militants de Mickaël Moore. Il ne s'agit pas de bercer le spectateur dans un flux d'images, mais de l'amener à réfléchir et à se créer une opinion. Celle-ci est bien évidemment influencée par les partis pris du réalisateur. Les fragments sont rapportées à une totalité formée par le film, qui lui-même véhicule un discours.

Dans Une Jeunesse Allemande, des images de différentes sources se côtoient et se répondent. La recontextualisation est créée par ce rapprochement, et non par une voix off inédite. Le Chancelier allemand Schmidt dit de et à la Fraction Armée Rouge « Vous vous prenez pour une élite prédestinée à libérer les masses. Vous vous trompez ! Les masses sont contre vous ! ». Les interviews micros-trottoirs qui suivent confirment ses dires, les passants sont révoltés et fantasment la mort des militants terroristes. On apprend la mort de Holger Meins de façon brutale : un présentateur l'annonce sur le plateau d'un journal télévisé. Le spectateur n'a pas eu le temps de digérer l'information, que le plan d'après nous montre le Chancelier Schmidt rappelant qu'Holger Meins était quelqu'un de violent qui a provoqué la mort d'autrui. Le fait d'avoir placé cette archive à ce moment, amène à juger le chancelier comme quelqu'un d'irrespectueux. Le montage conflictuel est également présent. Il sert à confronter différents points de vue. Dès le début, les images se contredisent. Des archives filmiques nous montrent Hitler venant encourager la jeunesse hitlérienne lors d'un autodafé. Sur celles-ci, une voix off révèle que la nouvelle génération « a du mal à vivre avec ce passé, et accorde beaucoup d'importance au pouvoir de la culture et de la connaissance ». Un homme affirme que « l'avenir de l'Allemagne réside dans la jeunesse ». Le plan suivant présente une croix gammée peinte par un jeune homme. Cette action décrédibilise l'image de la nouvelle génération que dresse le premier reportage. Plus tard, des jeunes manifestent dans la rue et chantent en chœur : « Nous allons gagner, le capitalisme va perdre ! ». Dans le plan suivant, un journaliste annonce « À ce "Nous allons gagner", nous répondons "Jamais !" ». La rhétorique entre ces images est parfaitement claire, le changement d'atmosphère la renforce. De même, la manifestation devant le tribunal où doit se tenir le procès de Horst Mahler est présentée selon deux points de vue. Le collectif Rosta Kino a pour mission d'organiser une révolte, afin de défendre la cause de l'accusé, et en fait un film. Le film de la police de Berlin intitulé Protection du tribunal de grande instance - 4 novembre 1968 répond directement à cette action. On y voit des policiers préparer la protection du tribunal où doit se tenir le procès. Un plan sur les pieds des manifestants rappelle une marche militaire. Puis, ils sont filmés en train de courir dans les rues. Une voix off remarque que la police n'intervient pas « pour éviter de se voir reprocher de provoquer les manifestants ». On voit ces mêmes jeunes courir, violentés par la police, dans le film La bataille de la rue de Tegel du groupe Rosta Kino. La musique ajoutée par Jean-Gabriel Périot, la caméra portée, et les accélérations donnent beaucoup plus de vie à la scène, métaphorisant l'énergie de cette jeunesse.

D'autres procédés de montage sont également utilisés. Dans la seconde partie du film, quatre extraits de discours de politiciens en costume appartenant à des partis différents s'enchaînent les uns après les autres. Peu de temps après, trois déclarations filmées du Chancelier Schmidt sont montrées. Dans chacune de ses interventions, il est question de condamner les actes commis par la RAF. Cette accumulation donne l'impression d'un acharnement médiatique, et rend compte du processus de « diabolisation » en marche. Parfois le montage sert à cerner une personnalité. U.M. Meinhof nous est présentée par un présentateur de télévision, puis une voix off issue du documentaire Ulrike Marie Meinhof lettre à sa fille réalisé par Timon Koulmasis en 1994, nous donne accès à ses pensées. Elle fait part de son malaise de devoir dire en souriant des idées qui sont cruellement importantes pour nous tous, ce qui est pourtant de son devoir en tant que journaliste. Une fois la confession faite, on la retrouve dans l'émission, où elle explique calmement ses positions.

Si les archives sont des fragments qui dynamisent le récit et lui apportent une signification, elles sont avant tout des matériaux filmiques.

 

Nous allons maintenant, dans un deuxième temps, voir que le film se positionne dans un rappel incessant de sa matérialité et qu'il s'avoue film. De par l'omniprésence de cette matérialité, le film peut tout d'abord sembler faussement objectif. Le dispositif du tout archives qui s'enchaînent sans voix off peut en effet laisser croire à un discours qui se construit seul, dans une forme d'objectivité. Ce n'est cependant pas le cas. L'objectivité se définit comme la qualité de ce qui existe en soi, indépendamment du sujet pensant. On peut avancer comme hypothèse qu'avec Une jeunesse allemande, le sujet pensant, c'est Jean-Gabriel Périot. Assez paradoxalement, le réalisateur se veut, et même se revendique être dépourvu de partialité. Il opère une distinction entre les termes « militant » et « politique » : « Je ne fais pas un cinéma militant mais politique (...) Je ne prends pas parti, le film n'est ni pro- ni anti-RAF, ni pro- ni anti-gouvernement (...) Je sais pas trop ce que j'en pense, au spectateur de savoir ce qu'il décide de penser ou pas sur cette histoire. » Si l'on considère le terme « militant » comme signifiant combattre, lutter, et le terme « politique » comme touchant à ce qui a un rapport à la société organisée, on peut accorder au film Une jeunesse allemande l'appellation de « film politique ». Il s'agirait alors d'un documentaire d'observation dans lequel le spectateur est seul juge face à l'Histoire, en ce sens que l'intervention du réalisateur n’interfèrerait pas entre spectateur et Histoire. Il est vrai que Jean-Gabriel Périot prend ses distances avec la matière qu'il organise, il la laisse exister en soi. Il s'exprime ainsi : « Il ne s 'agit pas dans mon travail de cinéaste d'écraser le spectateur dans le pessimisme ou de lui infliger une leçon de morale et le contraindre à un quelconque devoir de mémoire. Au contraire, il s'agit toujours pour moi de regarder l'humanité dans ce qu'elle a de plus faillible et de faire de cette souffrance un refus, mais aussi d 'en tirer la force d'espérer et d'aimer une humanité si fragile. »

À ces archives que nous découvrons, le réalisateur n'ajoute rien, il les laisse respirer, s'exprimer. Il faut y voir une preuve d'humilité, de respect de l'archive et de son pouvoir émotionnel et mémoriel. Il y a plusieurs moments dans le film où l'on voit des images sans son, et ce sans que cela ne pose un quelconque problème de compréhension ou d'adhésion du spectateur. L’inverse, du son sans images, ne pose pas de problème non plus. Jean-Gabriel Périot montre les extraits dans la totalité de leur durée, d'où la nécessité de faire un long métrage. Le principe est simple : ne garder que les choses qui s'expriment par elles-mêmes. Il n'y a pas de place dans ce film pour un narrateur dont le rôle serait de tout expliquer en voix off, de tout nous commenter. C'est un refus de la part du réalisateur, une éthique même. Aussi, cela crée chez le spectateur un sentiment de plaisir dû à ce silence de la voix off. De la même manière, il n'y a pas de place pour des photographies qui nécessiteraient une voix off explicative. De même, il n'est dans le film ni question de la RDA, du mur de Berlin ou d'une quelconque ouverture à l'Europe ou à l'international, mais on peut le justifier par le fait que le film ne vise pas un savoir encyclopédique. D'ailleurs le film s'appelle UNE jeunesse allemande, pas LA jeunesse allemande. La RAF va être la seule organisation à produire autant d'images. A l'époque le milieu artistique-underground / politique-étudiant est le même. Il y a un mélange entre artistique et politique stricte.

Si le réalisateur utilise les archives dans leur totalité de leur durée, et qu'il n'y touche pas, il utilise aussi parfois tout le matériel sauvegardé, tout ce qu'il y a à disposition. Les télévisions allemandes n'ont commencé à archiver systématiquement leurs productions qu'à partir de la fin des années 1970. Avant, la plupart des émissions n'étaient pas conservées et aujourd'hui on ne peut plus avoir accès qu'à des fragments sauvés au petit bonheur la chance. Du coup un problème se pose : alors même que l'imaginaire collectif autour de cette histoire est avant tout télévisuel, la plupart des images qui ont servi à le construire n'existent plus. Sur certains moments de cette histoire, le film montre quasiment tout ce qui a survécu au temps. Le reste n'a pas été sauvé. Lorsque Jean-Gabriel Périot va chercher les archives d'Ulrike Marie Meinhof à la télévision, il trouve des images qui ne sont pas vraiment cachées, ou interdites. Et pourtant, personne encore n'a posé les yeux dessus, d'où une forme de lapsus de la mémoire allemande, un côté « nous aurions pu être Meinhof nous même » assez gênant peut être.

Une jeunesse Allemande semble aussi être un film en train de se faire. On peut noter un nombre considérable de caméras et de techniques cinématographiques dans ce film, surtout au début. On sent alors vraiment la nécessité de la technique pour pouvoir concevoir un film, pour créer, agir, s'exprimer, militer. Nous voyons de la pellicule ainsi que des bancs de montage, des images de caméra, des regards caméra ainsi que des films sur des tournages. Bien souvent les films que nous voyons sont faits par des étudiants, avec des étudiants-acteurs, et même parfois pour des étudiants, en tout cas des militants. Cela montre l'autonomie et la volonté qu’ils ont, seuls contre tous, de changer le système, d’aller vers un soulèvement des masses, de faire la révolution. Notons une chose assez tragique et belle à la fois : ils ont vraiment cru qu'ils pourraient faire la révolution avec le cinéma. Dans la séquence de la venue du Shah d’Iran par exemple, d'un côté, il y a la technique de la télévision officielle, qui utilise une voix off, qui ne voit que ce qu'elle veut voir et surtout qui nous montre que ce qu'elle veut que l'on voie, c'est pourquoi elle ajoute un commentaire mensonger visant à créer une atmosphère de peur, de crainte vis-à-vis des manifestants, et par conséquent visant à renforcer la confiance que les gens ont envers le gouvernement. C'est-à-dire que la télévision construit un réel correspondant à l'idéologie des gouvernants. De l'autre côté, Meinhof utilise des procédés filmiques - comme la répétition pour mieux voir un acte très bref : le coup de pied des policiers - pour montrer sa vérité et dénoncer la manipulation du gouvernement par la technique. Donc dans cette scène, et plus largement dans le film, nous pouvons comparer les différentes versions d'un même événement et nous faire notre propre avis quant aux traitements dits justes ou au contraire mensongers, manipulateurs.

Une jeunesse allemande est ainsi un film réflexif, qui propose, de par l'usage des archives, un discours métafilmique. En effet, Jean-Gabriel Périot intègre dans son film des extraits de films, principalement de films engagés réalisés par les étudiants de la DFFB, qui portent en eux un discours sur le cinéma, en tant que les images constituent un discours. Ainsi, étant utilisés dans un film de cinéma, ils résonnent à l'échelle du film et créent un discours global sur le cinéma qui va dans le sens d'un cinéma social, engagé et politique.

Le film s'ouvre sur de la pellicule sur une table de montage analogique, les outils de la création cinématographique sont tout de suite intégrés au film, accompagnés d'une question posée par Jean-Luc Godard : « Est ce qu'il est possible de faire des films en Allemagne aujourd'hui ? ». Ce dispositif d'ouverture pose immédiatement la question du cinéma, et indique le projet du film : répondre à cette interrogation, et par là, produire un discours sur le cinéma. Par son usage de l'archive, Jean-Gabriel Périot tente de construire une réponse à cette question qui soit à la fois historique : il dresse un portrait cinématographique de l'Allemagne dans les années 1970 ; mais également actuelle : il propose une réflexion sur le cinéma en se voulant réflexif par rapport à un passé cinématographique. Cette archive d'ouverture tient le rôle de médiation pour entrer dans le film, médiation entre le monde réel et le film. La dernière archive du film, le générique parlé d'un des films des étudiants de la DFFB, a ce même rôle, inversé. Elle agit elle aussi comme une médiation à la sortie du film. Le film indique lui-même qu'il se termine là, il se dénonce dans sa matérialité de film, et par le discours méta que cela crée, nous y introduit puis nous permet d'en sortir. Le film semble alors construit sur une sorte de boucle.

Ainsi, par ses choix et usages des archives, Jean-Gabriel Périot construit un discours sur le cinéma dans un film dont le sujet n'est pas le cinéma, mais qui se sert de films comme l'un de ses matériaux de référence.

Ce discours se construit également par un jeu d'écho entre le microcosme que représente l'archive et le macrocosme qu'est le film. Ces extraits de films et archives sont plusieurs microcosmes qui construisent un macrocosme, et donnent ainsi des indications sur les intentions de JGP pour son film. Ainsi, les archives définissent la « ligne » du film, et donnent des clés de lecture du film. Plusieurs petits phrases lancées par les différents personnages du film nous indiquent ainsi comment Jean-Gabriel Périot considère son film. À propos du genre documentaire, une jeune femme dit notamment : « Un film sert à informer mais c'est aussi un moyen d'activisme. » Cette jeune femme reste de dos, on ne voit pas son visage. Aucune identification n'est possible. Son discours prend alors une portée plus large, ne se limitant plus au moment de son énonciation. On comprend alors clairement que Jean-Gabriel Périot reprend ce discours à son compte et qu'il crée ainsi un discours sur le cinéma au sein de son film.

De même, lorsqu'un journaliste interroge le réalisateur Alexander Kluge la question qu'il lui pose - « Comment un réalisateur peut-il, de nos jours, avec ses histoires, atteindre la société, l'émouvoir, peut être la toucher, et finalement même la changer ? Est-ce possible ?   - reste sans réponse, ouverte. Il s'agit alors d'une question lancée par le film, et c'est aux étudiants que l'on découvre juste après, et à l'ensemble du film, de répondre à cette question. J.G. Périot crée par là un discours qui dépasse le simple niveau narratif et historique de son film et qui peut alors être considéré comme métafilmique.

Cependant, ce discours, extrêmement présent dans la première partie du film, semble disparaître dans la seconde, car les films des étudiants, qui se sont radicalisés, disparaissent. Ainsi, le film donne dans cette seconde partie moins directement les éléments de son interprétation, et une certaine distance s'installe.

En fait, il est repris par d'autres archives qui arrivent avec la seconde partie : les films de cinéma. En effet, le cinéma de fiction fait son apparition dans le film avec la seconde partie. La fiction permet de mettre à distance la violence des actions de la RAF, et elle devient la médiation du discours, elle transforme les actions violentes en discours cinématographique. Ainsi, le discours de fondation de la RAF prononcé par U.M. Meinhof est encadré de près par Vladimir et Rosa de Godard et Zabrieski Point d'Antonioni. Ces extraits de films proposent un discours engagé, de résistance, qui peut être rattaché aux idées de la RAF. Cependant, ce discours reste au niveau cinématographique. Il y a ainsi une intellectualisation du discours violent de la RAF par les archives cinématographiques, qui proposent une ouverture où la violence de la RAF ne le permet plus.

Enfin, l'extrait réalisé par R.W. Fassbinder du film L'Allemagne en automne propose un retour au cinéma, alors qu'il avait concrètement disparu du film depuis environ vingt-cinq minutes. L'archive interroge la possibilité de cinéma face à ces actions violentes, terroristes comme policières. L'extrait de Deutschland im Herbst crée une ouverture, propose une réflexion sur le cinéma et ses capacités : en finissant son film sur cette archive, Périot indique que le cinéma peut s'exprimer et aller plus loin que la télévision, et proposer du discours. « Cet extrait [ ... ] est du côté de ce qu'est le cinéma et comment il peut raconter le réel. Il ne s'agit pas de prendre position, de trancher, ni d'affirmer, il s'agit de se saisir du monde avec la conscience de sa propre fragilité, de ses propres incohérences, de ses errements. »

 

Ainsi, la fiction a une place importante dans le film, on le comprend avec cet extrait final majeur. Jean-Gabriel Périot laisse en effet une grande place à la mise en scène, qui tend parfois vers la fiction.

En effet, l'histoire/la narration se déroule au présent des évènements, il s'agit d'un moment d'histoire qui se déroule dans son présent. Dès le début, la voix-off d'une archive indique « il y a vingt ans » sur des images d'autodafés nazis, ce qui renvoie à la temporalité des évènements auxquels nous allons assister, et non à notre temporalité. Par l'emploi de cette archive, Périot formule un contrat avec ses spectateurs et leur indique comment son film est à lire. De même, les évènements arrivent dans le film comme dans un film de fiction. Bien qu'ils soient connus de nous car historiques, ils adviennent sans qu'on y soit préparés. En outre on n'en sait jamais plus que les personnages, on vit pendant 1h30 comme eux, dans l'attente de savoir quelle sera l'issue de leurs actions. Jean-Gabriel Périot laisse ainsi une place à l'incertitude et aux émotions par rapport au déroulé des évènements.

Ainsi, le film travail avec les outils de la fiction. Il joue sur la rétention d'information qui crée du suspense pour le spectateur. Lorsque la résolution d'une action est incertaine, le discours médiatique dramatise l'action et crée du suspense quant à sa résolution. La prise en otage de l'avion à la fin du film met plusieurs archives à se résoudre, et le discours médiatique qui en fait état, avec des micros-trottoirs notamment, le sur-dramatise et le transforme en événement de fiction. De plus, le film joue, sur des effets d'annonce au fil des archives, qu'il appartient au spectateur de décrypter. Dès la quatrième minute, la mention de terrorisme est faite dans le film. U.M. Meinhof, autour de quarante minutes, annonce : « Nous sommes engagés en faveur de ceux qui cherchent à se libérer de la terreur et de la violence. Si la guerre est le seul moyen, nous défendrons leur guerre. » Enfin, une archive (elle-même remake d'un film d'Holger Meins) nous indique comment fabriquer un cocktail Molotov. Tous ces éléments nous orientent petit à petit vers la violence, et nous indiquent, de manière presque inéluctable, ce qu'il adviendra par la suite.

En plus d'employer, des moyens fictionnels au niveau narratif, Une jeunesse allemande est très largement mis en scène et crée de véritables personnages. Pendant une heure, nous vivons avec les futurs terroristes et nous les découvrons sous des aspects très éloignés du terrorisme. Par leurs discours et actions successives, les personnages se présentent à nous à la première personne, ils se construisent eux-mêmes progressivement, au fil de ce qu'on apprend d'eux. Ici, grâce au choix du tout archive sans voix off, leur discours passe directement par eux, sans médiation autre. Il semble ainsi plus authentique, et, paradoxalement, ceci nous permet de les considérer plus comme des personnages que comme des personnes. Ils deviennent alors nos référents. On adhère toujours plus ou moins à ce .qu'ils disent et font, et, dans l'opposition face à d'autres, c'est toujours de leur côté qu'on se place, du fait de notre adhésion à leur discours, préparée dès le début du film. Ainsi, le discours médiatique de la seconde partie, qui les transforme en terroristes, est directement décrédibilisé par toute la première partie du film : on s'est attaché aux personnages et à leurs idées, et on ne fait pas confiance au discours médiatique télévisuel.

Ainsi le film guide et oriente ses spectateurs par de nombreux moyens. Cependant, contrairement à la plupart des documentaires, et a fortiori des « tout archives », il n'y a pas de voix-off omnisciente qui raconte en s'appuyant sur les archives. Le spectateur ne semble alors pas orienté dans sa perception des archives, qui ne sont pas de simples illustrations. Pourtant, une place importante est laissée au spectateur : dès la seconde archive, il est pris à parti par une caméra qui le pointe, puis par un pistolet. Aussi, il reste assez libre de sa perception des actions et des personnages, Périot laisse de la place à sa subjectivité. li a de la place pour penser face au film. Mais le regard du spectateur reste, d'une manière ou d'une autre, orienté et guidé par l'usage que Périot fait des archives.

En premier lieu, les quelques incursions de voix-off, qui présentent succinctement les quelques personnages importants donnent des informations choisies, qui orientent la perception des spectateurs. Outre leurs noms, dates et lieux de naissance, qui créent une identité et une appartenance générationnelle commune, on indique leurs études, professions, et on donne des éléments qui les ancrent dans la partie intellectuelle de la société : U.M. Meinhof et Gudrun Ensslin ont par exemple obtenu des bourses au mérite national. Cependant, ces personnages, avant d'être présentés par la voix-off, se présentent d'eux-mêmes par leurs actions ou paroles. Les voix-off orientent certes le spectateur, mais celui-ci a tout de même le temps de se faire une idée d'eux, même minime : la subjectivité du spectateur garde une place face à la voix-off.

Enfin, c'est dans l'usage du son que l'orientation du spectateur est la plus grande. En effet, le son et la musique permettent de faire passer ou d'appuyer certaines idées. Ainsi, la musique - détachée des archives - bien que rare, crée un effet dramatisant, dans le sens où elle appuie les émotions engendrées par les images, qu'elles soient tristes ou gaies. La scène qui suit la première apparition d'Andreas Baader par exemple est accompagnée d'une musique dynamique et rythmée, assez joyeuse. Cette scène présente une action type manifestation publique. Sans son, elle nous semble émotionnellement neutre, mais la musique oriente notre regard et nous la fait percevoir de manière joyeuse. De même, les jeux de présence/absence de son donnent une force particulière au discours. En effet, certaines images nous sont montrés sans aucun son, dans un silence total. Ceci renforce le discours des images : l'image brute retrouve son sens premier. De même, certains passages ne sont que sonores. L'effet est alors le même : le son brut retrouve sa force et son sens premiers. Ceci oriente alors le spectateur, mais à nouveau, lui laisse de la place pour penser. Il peut être actif face aux images et sa subjectivité est respectée : ni musique ni discours ni images ne pensent pour lui face à ces discours. Jean-Gabriel Périot oriente ainsi son spectateur à penser par lui-même.

 

La ·particularité d'Une Jeunesse Allemande, bien que film documentaire, réside dans la grande part de mise en scène, dans la mise en fiction de l'Histoire, de leur histoire. Les personnes de la bande que le spectateur retrouve tout au long du film ne sont pas que physiquement présents, ils sont surtout un matériel de création filmique. Ils sont tout aussi bien acteurs, que auteurs des images présentes dans ce film. En ne choisissant pas seulement des archives télévisuelles où les différents personnages seraient toujours liés à un discours médiatique, Jean-Gabriel Périot permet d'insuffler une part de fiction au documentaire.

En plus des images de fiction crées par les personnages de la bande, la mise en fiction de l'histoire est également rendue possible par l'utilisation d'extraits de films fictionnels extérieurs à l'histoire de la Fraction Armée Rouge. Ces films ont pour caractéristiques communes d'être des longs métrages emblématiques d'une vision du terrorisme dans les années 1970. Jean-Gabriel Périot choisit d'utiliser pour la première fois des images de fiction non tournées par les membres de la bande, juste après des images de reportages télévisés montrant la première grande arrestation de plusieurs membres. Cet extrait est succédé par un extrait d'archive sonore, dans lequel Gudrun Ensslin exprime son refus de la société bourgeoise. C'est précisément à ce moment, lors de la première disparition physique, que s'opère le glissement vers la fiction. Les personnages ne pouvant plus être physiquement présent à l'écran, ne pouvant plus être filmés, deviennent soit une trace sonore, soit des personnages de téléfilm. Ainsi les images d'archives sélectionnées permettaient avant tout aux personnages de se définir, de se présenter ; s'ils ne peuvent plus s'exprimer eux-mêmes ou produire leurs propres représentations filmiques, il convient de passer par l'utilisation d'images de fiction. Le premier film de fiction utilisé est Les Incendiaires de Klaus Lemke. Les personnes existantes deviennent progressivement des personnages : d'une présence réelle, corporelle dans les images d'archives sélectionnées, ils n'aspirent plus qu'à être des mythes, des interprétations fictives. Alors qu'au début du film, les extraits d'archives télévisuelles montraient Ulrike Marie Meinhof s'exprimant presque sans voix off, au fur et à mesure de ce basculement, les images d'archives où elle apparaît sont désormais presque toutes tributaires d'une voix off explicatives, avec un point de vue extérieur - souvent celui du journal télévisé - où elle ne s'exprime plus que brièvement, voire refuse de s'exprimer. A cette pré-disparition physique et intellectuelle de Ulrike, Jean-Gabriel Périot fait correspondre le véritable basculement vers la fiction. L'utilisation du premier vrai film de fiction totalement extérieur à la RAF ou à l'Allemagne est Vladimir et Rosa de Jean-Luc Godard. li constitue un tournant majeur dans le récit. Les images d'archives ne vont plus consister qu'en des extraits de journaux télévisés, ou de regards extérieurs sur des événements relatifs à la bande. Hormis quelques extraits d'archives sonores où Ulrike s'exprime, les images utilisées vont contribuer à passer de la narration d'un récit historique vers l'abstraction d'un propos tenu sur l'idée du terrorisme. C'est ainsi que s'enchaîne un extrait emblématique de Zabriskie Point, où le terrorisme n'est pas action concrète mais plutôt une allégorie, à un extrait télévisé de 24h à la une qui présente un reportage sur ce qu'est le terrorisme. Manifestations, micro-trottoirs, journaux télévisés, toutes les images d'archives utilisées rendent compte de l'abstraction, de la disparition physique des membres de la bande. La mise de fiction de l'histoire atteindra son climax à la fin du film. Jean-Gabriel Périot choisit de conclure Une Jeunesse Allemande sur un extrait réalisé par Fassbinder du film collectif L'Allemagne en Automne. Sorti en 1978, il s'agit du premier film de fiction qui revient sur ces événements. Après la mise en scène macabres de leurs disparitions physiques, plus aucunes narrations ne pourra se faire à partir d'images d'archives. Le film se termine donc sur la mythification, l'appropriation définitive de l'histoire par la fiction.

De l'utilisation de films de fiction, qui font basculer la RAF de l'Histoire au mythe, émane du spectateur aux personnage un fort sentiment d'empathie. Le spectateur n'est pas face à des terroristes stigmatisés par les images d'archives médiatiques, mais plutôt face à des personnages qu'il a vu évoluer au fil de leurs créations filmique, de leurs passages télévisées. Chaque personnage est présenté, lors de sa première apparition dans le récit d'Une Jeunesse Allemande, au sein d'une archive télévisuelle sensée le caractériser. Ainsi, pour la première apparition d'Ulrike Meinhof, Jean-Gabriel Periot fait le choix d'une archive de débat télévisuelle où Ulrike est légitime et écoutée : face à deux journalistes, elle exprime librement ses opinions. Elle apparaît dans cette image comme un personnage intellectuel, d'autorité, fort, et charismatique. De même, Gudrun Ensslin apparaît en tant qu'actrice en plein tournage d'un film dit « politique », elle est telle une icône, rôle qu'elle semblera tenir tout au long du récit. Chaque image d'archive choisie fait office de présentation des actions et de l'univers du personnage. Pour chaque personnage, l'archive est interrompue, mise en pause par l'insertion d'une voix off qui le présente brièvement. Il n'est pas anodin de constater qu'il s'agit du seul ajout de voix off au sein du film. En écrivant cette courte description, le réalisateur attire très clairement, d'autant plus que l'image animée se fige, bien souvent sur leurs visages, l'attention du spectateur sur ces personnages. Il leur offre des référents : des personnages qu'ils pourront facilement reconnaître tout au long du film, auquel ils pourront s'attacher. Les images d'archives, que ce soient les extraits télévisées, ou leurs propres films de fictions, rendent omniprésents les corps des personnages, ainsi que leurs discours. S'exprimant à la première personne, sur des sujets précis, personnels, le spectateur a l'impression non seulement d'assister à leur métamorphose physique, mais également d'être au cœur de leurs pensées, de comprendre leurs raisonnements intellectuels, et ainsi, leurs actes. Il y a dès lors, sinon un processus d'identification, du moins d'empathie envers les personnages. Il n'est pas seulement devant des images d'archives qui retranscrivent fidèlement un fait, mais devant un drame se déroulant sous ses yeux par des acteurs, des personnages qui lui sont familiers.

 

L'empathie est un sentiment inhérent à la catharsis, élément indispensable à la tragédie. Aristote dans son œuvre, La Poétique définit la tragédie comme étant un spectacle implacable devant susciter crainte et pitié. A plusieurs niveau, Une Jeunesse Allemande, semble être une tragédie au sens grec du terme. Contrairement à la comédie, la tragédie est l'imitation d'hommes meilleurs, supérieurs à la norme. Ces hommes seront confrontés à des rencontres, des actions inévitables dont le spectacle et le dénouement provoquera chez le spectateur effroi et terreur. Pourtant, ne ·pouvant pas s'empêcher d'admirer, de s'attacher à ces mêmes êtres parce que supérieurs, il naîtra chez le spectateur un sentiment de pitié, d'empathie très fort. Les images d'archives sélectionnées pour rendre compte, donner une image de ce qu'à pu être la RAF, constituent dans un premier temps en une mise en valeur de leurs capacités intellectuelles et créatrices. Les premiers extraits télévisés montrent par exemple Ulrike s'exprimer brillamment sur la révolte estudiantines, sur les conditions de travail en usine. La première apparition, et donc présentation d'Holger Meins est juxtaposée grâce au montage, à un court reportage sur la création de l'école de cinéma, dont il est précisé qu'elle est réservée à une élite, dont Meins fait partie. Chaque personnage étant caractérisé par son éloquence brillante (Ulrike mais aussi l'avocat Horst Mahler), sa capacité à exprimer des idées révolutionnaires mais sensées, ou son inventivité créatrice, le spectateur reconnaît des personnalités exceptionnelles, intellectuellement supérieures à la normes, qu'il est quelque part, obligé d'admirer. Les premières actions terroristes montrées susciteront d'autant plus l'effroi chez le spectateur qu'elles s'accompagneront du premier tournant vers la seconde partie, c'est-à-dire d'une désaffection du discours des membres à la première personne. Le spectateur perd ses référents, ses repères, n'a de point de vue que la voix off des reportages télévisuels. Ayant perdu ses repères, le spectateur est face à des personnages qu'il reconnaît physiquement, mais, comme ils ne se définissent plus eux-mêmes, n'arrive pas à les assimiler intellectuellement aux personnes brillantes qu'il a vu évoluer tout au long du film. Les extraits télévisuels, des journaux, reportages présentent des personnes violentes, hors-la-loi. De ce contraste émane pour le spectateur un sentiment d'incompréhension, et, dès lors, d'effroi. Ces actions stigmatisées par le discours médiatique montrant leurs arrestations auront sur le spectateur l'effet propre à la catharsis : il prendra du recul sur ce qui dans un premier temps fut l'objet d'une identification.

La dialectique crainte/pitié propre à la tragédie émane également du choix des images d'archives durant la deuxième partie du film, c'est-à-dire celle de leur radicalisation, et donc, de leur disparition physique de l'écran. En effet, si pendant toute la première partie du film, les membres de la bande étaient corporellement omniprésents à l'image, s'exprimaient longuement à la première personne (soit dans leurs discours médiatiques, soit dans leurs créations), la deuxième partie du film n'est constitué que d'images d'archives où ils sont absents. Étant traqués par la police, l'enquête se transcrit par le choix des images d'archives. Il y a par exemple, deux reportages présentant les appartements vides de Ulrike Meinhof, et de Horst Mahler : les deux journalistes partent à la trace des membres de la bande, tout comme le spectateur est invité à le faire. Les extraits de journaux télévisés sélectionnés présentent les membres de la bande uniquement sur des photos, des avis de recherche. Les images d'archives permettent la mise en scène du discours médiatique de recherche. D'un point de vue personnel et intérieur, les images d'archives orientent le film vers un discours extérieur, impersonnel aux différents personnages. Si l'utilisation de ces images permet une mise en scène de la recherche, il y a également une mise en scène de la réapparition à l'image, des corps. Pendant que les membres étaient emprisonnés, les images d'archives utilisées ne montraient que les dégâts commis. : images de bâtiments après explosions, dégât humain après différentes attaques. Le spectateur est habitué à ne plus être devant ces référents qui le guidaient à travers des images d'archives. La réapparition physique de ces personnages à l'écran sera d'autant plus spectaculaire que le spectateur aura désormais pour le guider, non plus un regard personnel, mais un regard médiatique qui aura été porté sur les événements : il sait qu'il est face à des criminels. Les premières images où les personnages réapparaissent en mouvement, sont celles de leurs arrestations. Jean-Gabriel Périot a choisi d'utiliser des images d'archives où le corps des personnages est très clairement malmené, mis en spectacle par la mise en scène policière. Les images d'archives placent les corps, leurs mouvements au centre de l'image : ils apparaissent décharnés, enchaînés, plus libre de parole ou d'agir. Le réalisateur fait le choix de laisser la voix off du reportage qui décrit froidement l'arrestation. On pourrait pu aussi bien penser à une voix off réécrite, ou à l'effacement de ces images. Leur insertion à ce moment précis du film n'est donc pas anodin : il y a très clairement une volonté de spectacularisation des corps, de leurs arrestations. Les images choisies présentent des corps malmenés dont le dessein même est de provoquer chez le spectateur un sentiment de malaise, d'effroi, et donc de catharsis. L'utilisation de ces images d'archives permet de transformer les corps des personnages en des corps martyrs, figures emblématiques de la tragédie. Il y va de même pour l'annonce de leurs décès : elle sera présentée brutalement par un présentateur de télévision, voire par Fassbinder lui-même.

Une situation tragique est précisément un spectacle d'actions inévitables, s'enchaînant avec une extrême précision dramatique. L'utilisation des images d'archives dans le film de Jean-Gabriel Périot va concourir à faire naître une intensité dramatique, un sentiment d’inéluctabilité : une mécanique implacable est en marche. Ainsi, dans la première partie du film, les extraits d'archives choisis sont, sinon laissés en intégralité, du moins longs. Par exemple, les extraits de débats, d'émissions télévisées sont présentés avec leurs génériques. La parole, le centre de l'attention est réservé aux personnages : les images d'archives utilisées durent volontairement longtemps afin que les personnages puissent s'exprimer. Il y a de temps en temps une date inscrite sur l'écran qui contextualise les extraits. La première partie du film prend donc le temps d'explorer, d'étudier une partie de leur histoire grâce à des extraits d'images d'archives plutôt longs : il s'agit notamment de leurs films de fictions. Au fur et à mesure que le film avance, qu'il s'opère le basculement, les extraits d'images d'archives se font plus brefs. Ils sont à la fois plus nombreux et plus courts. Les extraits télévisuels ne sont plus présentés avec leurs génériques, ou alors ceux-ci sont extrêmement courts. Il y a un assemblage de plusieurs images d'archives courtes : manifestations, présentations de journaux télévisés. La contextualisation par la date sur l'image sera désormais systématique : le spectateur assiste à un dénouement, à l'histoire en train de se faire, de se finir. Le montage, l'utilisation des images d'archives donne le sentiment que, comme à la manière d'une tragédie, une mécanique implacable est en marche. Tout porte vers un dénouement qui semble irrémédiablement tragique. Les images d'archives, montées de plus en plus vite, donnent une accélération à l'histoire. Les images d'arrestations et de décès se succèdent à une rapidité qui maintient avec ·beaucoup de pression l'attention du spectateur. C'est avec toutes ces images que le dénouement sera atteint puisque c'est un extrait d'archive audio qui leur fera suite. Cet extrait d'archive sonore constituera une accalmie dans le récit qui s'achèvera par l'extrait du film de Fassbinder, c'est-à-dire par l'annonce de la mort du mouvement, mais par la fiction. L'utilisation des images d'archives permet ainsi de transformer de simples actions terroristes en une véritable tragédie : le spectateur assiste à la création d'un mythe.

 

Ainsi, Jean-Gabriel Périot construit, par son usage des archives, un discours filmique global, qui dépasse les limites de son film. Une jeunesse allemande se veut réflexif sur le cinéma, par le détour de l'histoire. Jean-Gabriel Périot propose et développe un regard sur l'histoire depuis son propre ancrage temporel, à savoir notre présent, et ce, grâce à l'archive, qui est le moteur de son discours. La jeunesse allemande des années 1970 est ainsi devenue un mythe pour notre génération qui semble vivre une perte d'engagement et qui ne connaît pas de militantisme engagé. Ce militantisme nous semble en un sens héroïque, et, avec un recul historique qui subjectivise le passé, nous y adhérons de manière presque nostalgique. Nous ne retenons de ces actions non vécues et non ressenties que le dévouement total à la cause, et nous les percevons comme la défense courageuse d'une cause noble.

Cependant, il s'agit d'actes de violence, d'attentats terroristes dont le but premier est de créer des images, pour marquer les esprits. Nous ne pouvons nier cet aspect violent, qui résonne d'autant plus pour nous ce dernier mois, suite aux évènements que nous avons tous vécus et qui nous ont fait relativiser l'aspect mythique de cette jeunesse, que Jean-Gabriel Périot met en exergue. Nous ne pouvons que faire le parallèle entre ce film et notre propre présent. Il nous permet de remettre notre vécu en perspective. Le passé éclaire alors le présent, des échos se font et nous permettent de réfléchir.

 

Arthur Avisseau, Fanny Bigeon, Rose Durr, Raphaëlle Grancher
Master gestion de patrimoines audiovisuels, Usages de l'archive - le documentaire
Ina
2016